Extrait :
À travers les mugissements de la tempête, le vieux paysan entendit le bruit sourd et il sut tout de suite qu'il avait atteint les planches du cercueil. Appuyé sur sa pelle, il leva les yeux vers le voyageur qui au bord de la tombe suivait les opérations. L'homme s'était énervé et lui avait intimé l'ordre de se dépêcher. Le paysan replongea la pelle dans la terre et continua à déblayer. C'était une tâche difficile, la pluie faisait ruisseler l'eau dans le trou et il avait du mal à caler ses pieds car le terrain, semé de gravillons, était dur, et la fosse étroite. Il était lui-même transi et trempé. De plus, il n'y voyait rien. L'homme sur le bord tenait une petite lampe dont la lueur blafarde dansait sans arrêt au-dessus de la tombe. Vers le soir, les nuages s'étaient amoncelés et le temps s'était dégradé jusqu'à devenir pluvieux et orageux.
- Tu vois quelque chose ? lui cria l'homme.
- Non, rien encore, fit le paysan.
Ils avaient commis un sacrilège dans le vieux cimetière, mais cela ne tracassait pas le paysan. Il remblaierait la tombe, tout simplement. En fait, peu de gens connaissaient l'existence de ce cimetière. On le mentionnait dans les livres anciens, mais on avait depuis longtemps cessé de l'utiliser pour les sépultures. Le voyageur, lui, le connaissait et paraissait savoir qui y était enterré, mais il refusait d'expliquer pourquoi il voulait ouvrir la tombe.
Cela se passait au début de l'hiver, une période où on pouvait s'attendre à tout de la part de la météo. Quelques jours auparavant, cet homme était arrivé à la ferme, seul, à cheval, et avait demandé l'hospitalité. Il avait une bonne monture et avait amené deux autres chevaux de bât avec lui. Dès le premier jour, il s'était rendu au vieux cimetière et avait commencé à prendre des mesures. Il paraissait s'être renseigné sur les anciennes dimensions du cimetière et il l'arpenta depuis un coin imaginaire en se penchant vers le nord puis vers l'ouest, et en s'étendant dans l'herbe pour coller son oreille contre la terre comme s'il voulait ausculter les défunts.
Le paysan ignorait lui-même qui reposait dans ce cimetière. Il avait emménagé dans cet endroit avec sa femme quarante ans plus tôt, accompagné d'une ouvrière et d'un ouvrier. La contrée était très à l'écart et ingrate. Sa femme était morte quinze ans auparavant. Ils n'avaient pas eu d'enfants. Les ouvriers étaient partis depuis longtemps. Avec le temps, le couple s'était approprié le terrain avec les droits et les devoirs afférents. Il avait raconté tout cela à l'homme et lui avait dit que son terrain, Hallsteinsstadir, était le dernier endroit habité sur les hauts-plateaux et qu'ils avaient rarement l'occasion d'avoir des visiteurs. L'hiver, la neige était abondante et personne ne circulait. On aurait dit que le vieux paysan redoutait l'hiver. Il avait avoué qu'il ne voulait plus croupir dans ce trou et qu'il allait demander l'asile à l'un de ses neveux. Ils en avaient discuté. Il pouvait emmener ses moutons avec lui pour améliorer sa situation, mais il ne voulait pas qu'on lui fasse l'aumône.
Le nouveau venu écouta le paysan lui raconter tout cela le soir après qu'ils furent rentrés et eurent soupe. Le premier soir, il coucha dans le séjour après avoir demandé au paysan s'il avait des livres. Il n'en avait pas beaucoup, à part le Psautier. L'homme lui demanda alors s'il s'y connaissait en livres, mais le paysan répondit qu'il s'y intéressait peu et donna à l'homme ce qu'il avait à manger, qui était probablement assez quelconque pour un tel hôte : un brouet aux herbes mélangé à du fromage blanc le matin, du pot-au-feu avec du hachis le soir. Le voyageur avait vraisemblablement mieux mangé dans les villes cosmopolites, lui qui disait avoir vu de ses yeux la cathédrale de Cologne.
Le paysan lui trouvait des manières d'un homme du monde. Ses vêtements étaient ceux d'un homme riche : boutons d'argent et bottes de cuir. Quant au paysan, il n'avait jamais voyagé. Il n'avait aucune idée de l'importance que pouvait avoir ce vieux cimetière pour des gens venus de loin. C'était un cimetière abandonné comme n'importe quel autre en Islande, avec juste quelques tertres herbeux éparpillés çà et là sur un terrain en pente. L'homme lui rappela que Hallsteinsstadir était un ancien lieu de sépulture. Il ne se souvenait plus de l'histoire de la petite église ? Si, elle était à l'abandon car elle avait brûlé, à l'évidence parce qu'on y avait mis le feu par mégarde. En ce temps-là, on n'y célébrait plus l'office depuis longtemps sauf une fois par an, si toutefois le pasteur dipsomane qui résidait alors à Melstadur consentait à y venir.
Présentation de l'éditeur :
Le Livre du roi est un trésor pour lequel certains sont prêts à voler, et même à tuer. En 1955 à Copenhague, un étudiant se lie d'amitié avec un étrange professeur, passionné de sagas islandaises... ancien propriétaire du fameux manuscrit. Désireux de récupérer ce bien inestimable, ils se lancent dans une quête effrénée à travers l'Europe. Ils vont vivre une aventure qui marquera leur vie à jamais.
Arnaldur Indridason est né en 1961 en Islande. Diplômé en histoire, il est journaliste et critique de cinéma. Ses romans, couronnés de nombreux prix prestigieux, sont publiés dans plus de 30 pays. La Femme en vert et La Cité des Jarres sont notamment disponibles en Points.
" Indridason enchaîne les revirements pour greffer la vraie Histoire, celle du double rapt, physique et symbolique, du livre, à la fiction d'une course poursuite. On entrait léger et bien ignorant dans cette chasse au trésor, on en ressort armé jusqu'aux dents sur l'histoire de ces drôles d'insulaires. Et mordu par le mystère de leurs sagas. "
Le Point
Traduit de l'islandais par Patrick Guelpa
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