Extrait :
(Sixième étage d'un immeuble haussmannien, au 23 d'une rue bordée de platanes, lundi 19 mai, 18 h 15.)
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Carbonifère
Dans un bocal aménagé en ring, une mante religieuse se prépare à affronter un frelon d'Asie. Des deux combattants, un seul l'emporterait. Un seul sortirait vivant de cette prison de verre où chacun avait été placé pour des raisons inconnues, du moins non répertoriées dans le catalogue comportemental et cognitif des insectes.
La mante livre les premiers assauts et envoie le frelon à terre. Au moment où ce dernier se relève, groggy et titubant, une petite mouche se pose sur l'écran où se déroule le combat. Se redressant fébrilement sur son siège, Alexandre Adami chasse l'intruse d'un revers de main et prie pour que sa championne confirme son avance. Il y a dans ce combat quelque chose d'essentiel, d'irréductible à un simple combat d'insectes mis en scène par quelque internaute monomaniaque. Comme si se jouait et se rejouait une scène primordiale, que la patine des siècles et le vernis des civilisations ne parvenaient pas à estomper. Comme si, ayant par mégarde poussé la porte qui sépare son univers de celui de la mante, il s'était retrouvé nez à nez avec ses origines les plus inconcevables.
Poursuivant sa marche à reculons de quelques millénaires, il tomberait sur la lente maturation du précambrien où les quatre continents distordus, compressés, compactés jusqu'au cataclysme, finissent par s'unifier en une sublime convulsion.
Le frelon se relève. Visiblement indemne, il se met à voleter autour de son adversaire, qui tente en vain de le broyer entre ses pattes de devant démesurées. Très vite, le rapport de force s'inverse entre les deux combattants. De plus en plus offensif et déterminé, l'hyménoptère lacère la mante et lui arrache une aile. Un détail retient l'attention du jeune homme, donnant une gravité supplémentaire au combat : l'abdomen de sa championne, étonnamment gonflé et proéminent. Des bébés. Qu'elle aurait eus avec un mâle aussitôt décapité.
Un haut-le-coeur parcourt Alexandre Adami. Il grimace, en proie à un reflux gastrique particulièrement virulent. Sans doute un effet secondaire indésirable du médicament que le docteur lui a prescrit. Du Neuroflan, un neuroleptique extrêmement puissant capable de faire taire les voix les plus récalcitrantes. Newton, Poincaré, Einstein, ils n'avaient plus donné signe de vie depuis l'absorption de cette nouvelle molécule censée améliorer la transmission synaptique, deux jours auparavant. Galois, qui avait pris l'habitude de le réveiller à 4 heures du matin pour l'aider à résoudre une équation ou le prévenir de l'imminence d'une bataille électromagnétique, s'était tu lui aussi. Même si du reste il n'avait, après consultation de sa mémoire qui lui restitue l'image en trois dimensions du cachet, jamais absorbé de Neuroflan puisqu'il s'était empressé d'en recracher le premier comprimé à la poubelle, acte de désobéissance médical qui lui avait valu une réminiscence sonore de cet imbécile de docteur Clérus qui ne cessait de lui répéter : «C'est bien les études, mais tu ne voudrais pas faire un peu de sport un peu de sport un peu de sport» comme une écholalie désagréable et un peu bébête.
(...)
Présentation de l'éditeur :
De sa naissance à sa mort, en trente-trois jours et trente-sept chapitres, suivant l'ordre nécessaire des nombres premiers, une mouche dessine ses trajectoires sur le rebord d'une fenêtre parisienne, tissées au gré de la lumière, des odeurs, du vent et d'autres données chimiques ou géologiques.
S'invitant dans le même immeuble, auprès de la même famille, entre les restes de hamburgers du fils Adami, le gigot que prépare sa mère et les croquettes au poulet que la boxeuse de l'appartement d'en face sert à son chien, elle nous fait partager les péripéties de leur quotidien, des plus triviales aux plus intimes, laissant s'entrecroiser leurs fils jusqu'à l'ultime drame final.
Et l'on comprend alors qu'à travers le regard diffracté de l'insecte, l'auteur nous livre le tableau décalé d'une humanité à la dérive, dont les espoirs se fragmentent et se désagrègent selon les flux aveugles et hasardeux de la chimie et de la matière.
La chimie des trajectoires est le troisième roman de Laurent Quintreau. Il est l'auteur notamment de Marge brute (2006), traduit en douze langues.
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