L'épouse modèle - Couverture souple

Aujourd'hui, curieusement, je suis fumeuse.
Je ne savais pas que je l'étais. Du plus loin qu'il m'en souvienne, je n'ai jamais fumé auparavant.
Cela me semble peu naturel, assez étrange pour une femme de mon âge - épouse et mère d'un enfant déjà adulte - de se retrouver assise quelque part au beau milieu de la journée, une cigarette coincée entre les doigts. Hector déteste qu'on fume. Il lâche toujours un toussotement sec quand nous marchons derrière quelqu'un qui tient une cigarette, dans la rue, et j'imagine alors le raclement de ses cordes vocales humides et roses comme de la chair de poulet.
Je frotte la petite face blanche et ronde de ma montre. Midi quinze. D'ordinaire, à cette heure-ci, je m'affaire dans la cuisine. Il faut que je prépare le dîner pour le soir, le livre de recettes est là, ouvert, sur le pupitre qu'Hector m'a offert à l'occasion de l'un de nos premiers anniversaires de mariage. Il faut que je fasse du pain : mélanger les ingrédients dans un grand bol, pétrir la pâte sur le bois froid du plan de travail, la regarder lever dans le four. Hector aime avoir son pain frais, le matin. Fais de ton foyer un lieu de paix et d'ordre.
La fumée a un goût terreux qui me rappelle celui de l'air, sous le sol. Elle se déplace aisément entre ma bouche et mon cendrier de fortune : un ancien sucrier, cadeau de la mère d'Hector. La crainte de me faire surprendre est comme une ombre familière; je l'inspire avec la fumée de la cigarette.
J'ai trouvé le paquet dans mon sac à main ce matin, niché sous mon porte-monnaie. C'était troublant - comme si ce n'était pas mon sac, en fin de compte. Il manquait quelques cigarettes. Je me demande si c'est moi qui les ai fumées. Je m'imagine, debout devant l'épicerie du village, en train de m'en allumer une. Cela me semble ridicule. C'est un peu alarmant de ne pas avoir de certitudes. Je sais ce qu'Hector dirait : que j'ai trop de temps pour moi, qu'il faut que je m'occupe, qu'il faut que je prenne mes médicaments. Devant ses copains du pub, devant sa mère, il évoque le syndrome du nid vide. Il a toujours dit que j'avais une imagination fertile.
Dehors, je distingue un cercle de lumière aux contours précis. Les caleçons, les chemises et les pantalons d'Hector se balancent silencieusement dans la brise. Je tiens ma cigarette bien droite, son bout incandescent pointant vers le plafond, et je suis frappée par la bordure écarlate de mes ongles. Une ombre se déplace sur la table. Je vois une main s'avancer : ses doigts s'écartent pour saisir une cigarette. Elle est petite, ses ongles sont rongés, et une bague argentée brille à son index. Sans réfléchir, je lui tends la mienne, mais quand je lève les yeux, la main a disparu. Sur mes bras, les poils se dressent. Je me retourne d'un coup, le coeur battant : la pièce est déserte.
Tremblante, j'écrase ma cigarette contre la porcelaine délicate et je traverse la cuisine. J'enveloppe le mégot d'une serviette en papier et je l'entoure d'un élastique pour enfermer son odeur nauséabonde de fumée froide; rien à faire, elle persiste. Je plonge le sucrier dans l'eau bouillante de l'évier et je cache le paquet de cigarettes dans la théière. Je dépose mon petit baluchon de papier sur le rebord de la fenêtre, juste à côté de la porte d'entrée. L'air est froid et vivifiant, c'est comme si je plongeais mon visage et mon buste dans l'eau glacée. Je m'en débarrasserai plus tard, sur le chemin du marché.